Spiridon n°1 - avril 1972
EDITORIAL
Ils parlent avec leurs jambes et leurs bras nus...
La course à pied, prolongement direct de la marche, est l'activité physique la plus naturelle qui puisse se trouver ! Pas d'accessoire, pas d'artifice: l'homme, à la course, est seul avec son corps, son âme et son esprit. Nulle autre situation ne parvient à le libérer plus sûrement des futilités quotidiennes, des contingences, des pesanteurs de toutes sortes. Pour quelques heures, il est libre et il refait le monde !
La jouissance est bien plus grande pour lui que celle que connaissent le cavalier ou le coureur automobile, car elle ne lui vient pas d'un corps étranger qui, tôt ou tard, peut échapper au contrôle de sa volonté. Son appareil locomoteur, son véhicule, non seulement il l'entend, non seulement il le sent, mais encore il le vit avec intensité, au rythme accéléré de son cœur. Chacun de ses. mouvements, chacune de ses réactions, il les "pense" dans sa chair. Foulée après foulée, il accompagne l'évolution de l'ampoule qui se forme sous son pied; il pressent avec angoisse la tendinite qui va le taire souffrir pendant des mois ; il suit la crampe qui monte lentement dans le mollet et le point qui s'éveille sur le côté, à hauteur du foie. Lorsque le parcours se prolonge et que le soleil darde ses rayons sur la route du marathon, il s'étonne des fourmillements qui raidissent ses bras et des frissons qui moutonnent sa peau. Tout ceci, personne d'autre que lui ne le sait. C'est son affaire ! C'est sa crainte et son espoir, sa souffrance et son plaisir ; c'est sa solitude !
Au fil des kilomètres, le coureur à pied redécouvre ce que l'homme a de plus précieux: la conscience de l'unité, dans laquelle se confondent âme, corps et esprit ! Nul mieux que lui, en ce moment, ne parvient à dominer la matière plus sûrement, et souvent, il redonne ainsi à la poésie ce qui lui manque de spontanéité, à la philosophie ce qui lui manque de vérité !
Et tout au fond de ces éléments ronronne la passion, qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ! Durant ces heures où le coureur s'en va au bout du monde, sous l'œil hagard des gens "normaux", l'humanité dort, mange et tue ! Lui, à chaque pas balancé en souplesse, il sent la terre monter dans ses veines et son mouvement ressemble à une prière ; plus il avance, plus sa confiance, un moment vacillante, se renforce ! Il parle avec ses jambes et ses bras nus ! La sueur couvre son visage de perles transparentes ; ses yeux regardent droit devant...
L'effort allume un petit feu au creux de son estomac, pourtant, ce n'est pas une souffrance comme les autres: celle-ci, il l'entretient, il l'apprend, il s'y forme. Mais la boucle est bouclée. Le coureur retrouve ses vêtements chargés de complaisances, d'accommodements et de compromission !
" Dès qu'il est en chemise, dit Jean Prévot, il sent la pudeur le reprendre et il se cache derrière les frondaisons. Quand ses habits l'ont repris au cou, sous les bras, à la taille, il part sur la route appuyant des talons comme un homme vêtu. Son corps redevient muet et ses lèvres s'apprêtent aux paroles ! ".
Comprenez vous pourquoi les "fous" de la ·course à pied se multiplient et portent dans les yeux une certaine flamme qui les fait se reconnaître dans la rue ? Ce n'est pas que pour la santé !
Yves Jeannotat