Célèbre revue historique de running - juin 1972

Spiridon n°2 - juin 1972 - Clique et télécharge !

Magazine Spiridon Juin 1972
EDITORIAL
"Un petit mot de ta part.."

J'ai appris la nouvelle ce matin.
J'ai beau me dire, j'ai beau savoir qu'on est tous des fétus ballottés de-ci de-là au gré du moindre souffle. J'ai beau me répéter des choses comme ça .
Pourtant, c'est plus fort que moi: il n'aurait jamais dû l'abandonner, Raphaël.
Voilà ce que je me dis.
Tout à l'heure, un lièvre gris et brun se tenait immobile au bord du chemin.
A ma vue, il a fait quelques sauts vers le bosquet. Oh non, il n'est pas allé très
loin : on se connait depuis si longtemps...Je l'ai vu, le museau contre ses pattes.
Une vraie souche. Mais je savais bien qu'il guignait, qu'il m'invitait à jouer.
Plus loin, après le groupe de petits sapins serrés, un écureuil s'est figé un
instant, hésitant, ne sachant où fuir. Et puis il a cavalcadé presque sous mes
pas, embarrassé par sa queue-parachute.
(Dieu sait ce qu'ils te font, les toubibs..)

Je t'avais vu une fois à la TV. Tout seul durant un tour de piste, dix mètres
devant les autres. A l'arrivée, loin derrière eux. ''A cause de la TV", à ce qu'on
m'avait dit.

Peut-être bien que pour toi la course ça n'a jamais été qu'une fin, pas un
moyen. Ce que tu aimais en elle c'était la foule, les copains, les filles alentour.
Nous, les coureurs de fond, on mange aussi de ce pain-là, mais c'est celui
des jours de fête. Ce qui prime pour nous, c'est le reste. Ce sont les petits
matins brumeux, quand le soleil se lève à peine, ...si doucement qu'on dirait qu'il
le fait pour vous seul. Ce sont ces oiseaux qui piaillent dans les branches, tandis
qu'au-dessous un coureur frais levé salue un « Sécuritas » qui rentre chez lui.
Quand t'as connu tout ça, Raphaël, tu peux plus la quitter, la course. Un
temps peut-être, mais tu y reviens.
Michel Bernard, je l'ai vu à la TV un soir. Tu sais ce qu'il a dit, Michel
Bernard ? "Je suis un intoxiqué, qu'il a dit. Un intoxiqué de la course à pied".
Les autres, leur mine disait qu'il était plutôt toqué. Il avait bien raison, Michel
Bernard: on est tous des drogués, nous les coureurs à pied. On a un besoin
vital de la course, un besoin qui vient du fin fond de nous. Trois jours sans
courir, et ça cloche de partout. Une heure de course, et tout a changé.

Après cet échec, tu l'avais donc abandonnée ? complètement, durant des
mois...C'est ce qui m'a fait mal, Raphaël. Car la course, elle t'a jamais lâché, elle.
Toujours présente, toujours fidèle par-delà les saisons et les ans, elle aurait su
prévenir le mal, ou le guérir. Elle n'est quand même pas loin, tu sais. Au bas de
l'escalier, elle t'attend comme un chien à toi que tu aurais jeté dehors. Elle est là,
prête à t'emmener à travers la ville ou la campagne, à te ramener au stade parmi
les copains. Ou vers les écureuils et les mulots, selon les jours.

Un intoxiqué, qu'il disait...Dis, qu'est-ce qu'ils te font avaler maintenant, là où
tu es ? Des drogues, pas, qu'ils t'administrent. Si c'est pas malheureux...Alors
que LA DROGUE - celle qui fait de nous des dingues et des totos aux yeux
du populo - alors que la course à pied, elle, tu l'avais à portée de main.
Tu l'as à portée de main, Raphaël. 
"Un petit mot de ta part.." m'a demandé ton père.
Reviens, prends de notre drogue, Raphaël, et tu ne t'en lasseras jamais plus.
Noël Tamini